
Suncatchers architecturaux : quand l’art de la lumière transforme l’espace intérieur
Sommaire de cet article
Du folklore à l’avant-garde
La tradition des suncatchers remonte à plusieurs siècles. Ces objets décoratifs destinés à capturer et réfracter la lumière naturelle ont longtemps été relégués au rang d’artisanat populaire ou d’accessoires enfantins.
« C’est précisément ce caractère ludique et cette dimension presque magique qui nous ont inspirés« , confie Jean Nouvel, dont le récent projet résidentiel dans le 16e arrondissement parisien place la lumière colorée au cœur de son concept architectural.
Le bâtiment Prisma, achevé en 2023, illustre parfaitement cette renaissance du suncatcher sous forme monumentale.
Dans ce complexe d’appartements haut de gamme, d’immenses panneaux de verre chromatique habillent les façades intérieures de la cour centrale.
Loin d’être de simples éléments esthétiques, ces installations transforment radicalement l’expérience spatiale des habitants au fil de la journée. « Nous avons cartographié avec précision le parcours du soleil à chaque saison pour créer une véritable chorégraphie lumineuse« , explique l’architecte.
« À 9h du matin en été, le salon de l’appartement 3B se pare de reflets bleu cobalt, tandis qu’à 16h en hiver, c’est une ambiance ambrée qui envahit progressivement l’espace. »
Le vitrail réinventé : quand tradition et innovation se rencontrent
Si le concept peut sembler révolutionnaire, il puise en réalité ses racines dans une tradition millénaire : l’art du vitrail. « Nous ne réinventons pas la roue », nuance Emma Rodriguez, designer spécialisée dans les installations lumineuses. « Nous revisitions plutôt un savoir-faire ancestral avec les matériaux et technologies d’aujourd’hui. »
Cette fusion entre tradition et modernité s’illustre parfaitement dans la résidence Spectrum, conçue par le cabinet d’architecture Lumina Design à Lyon.
Cette demeure nichée dans les hauteurs de la Croix-Rousse intègre des cloisons entières en verre fusionné aux pigments métalliques. Contrairement aux vitraux classiques qui racontent des histoires figuratives, ces nouvelles séparations jouent sur l’abstraction et la fluidité des couleurs.
« La différence fondamentale avec le vitrail traditionnel réside dans notre approche de la lumière », précise Thomas Leroy, fondateur de Lumina Design. « Le vitrail ecclésiastique utilisait la lumière pour mettre en valeur une image. Nous utilisons l’image — ou plutôt la couleur — pour sculpter la lumière elle-même. »
Cette nuance subtile transforme radicalement l’expérience spatiale : la lumière n’est plus simplement filtrée, elle devient matière première de l’architecture intérieure.
Matérialité réfléchissante : quand la structure devient prisme
L’une des innovations majeures de cette tendance réside dans l’intégration des propriétés réfractrices directement dans les éléments structurels des habitations.
À Milan, le loft Riverbero conçu par le studio Luce Infinita repousse les limites de ce concept. Son escalier central, pièce maîtresse de l’espace, est composé de marches en verre dichroïque multicouche qui décomposent la lumière selon l’angle de vue et l’heure de la journée.
« Nous avons voulu que chaque déplacement dans l’habitat devienne une expérience sensorielle« , explique Marco Bianchi, architecte principal du projet. « L’escalier n’est plus seulement un moyen de passer d’un niveau à l’autre, mais une installation artistique fonctionnelle qui transforme constamment l’atmosphère du lieu.«
Cette approche se retrouve également dans des éléments plus discrets.
Les poignées de porte en cristal optique de la villa Lumière à Cannes, les plinthes en résine nacrée du penthouse Aurora à Berlin, ou encore les rambardes en verre iridescent de l’appartement Cloud Nine à Londres témoignent d’une volonté d’infuser la magie des suncatchers dans les moindres détails architecturaux.
« L’effet est d’autant plus saisissant qu’il est inattendu », observe Catherine Martin, rédactrice en chef du magazine Architectural Light.
« Vous entrez dans un espace apparemment minimaliste, aux lignes épurées et aux teintes neutres, puis soudain, à un moment précis de la journée, l’environnement s’anime d’une symphonie chromatique qui semble surgir de nulle part. »
Chorégraphies solaires : programmer l’imprévisible
Cette dimension temporelle constitue justement l’un des aspects les plus fascinants de cette nouvelle approche.
Contrairement aux systèmes d’éclairage traditionnels que l’on allume et éteint à volonté, les installations de type suncatcher obéissent aux rythmes cosmiques, introduisant un élément de surprise et d’émerveillement quotidien dans nos intérieurs.
Certains designers poussent cette logique encore plus loin en créant de véritables calendriers solaires intégrés à l’architecture.
Dans la maison Solstice, située en Provence, l’architecte Héloïse Fontaine a conçu un système complexe d’ouvertures et de prismes qui marque avec précision les solstices et équinoxes par des projections lumineuses spectaculaires sur des points spécifiques de l’habitation.
« Le salon central est traversé par un rayon doré qui n’apparaît que 15 minutes par jour, et dont la position varie chaque jour de l’année« , explique-t-elle. « C’est une manière de reconnecter l’habitat aux cycles naturels, de matérialiser le passage du temps. »
Cette dimension presque spirituelle rappelle les constructions anciennes comme Stonehenge ou certains temples égyptiens, tout en s’inscrivant dans une démarche résolument contemporaine.
Pour ceux qui souhaitent une maîtrise plus précise de ces effets, des solutions hybrides commencent à émerger.
Le système « Chorelight », développé par la start-up française Heliotrope, combine capteurs solaires et microprimes motorisés pour programmer des « scènes lumineuses » qui se déclenchent à des moments spécifiques de la journée.
« Vous pouvez demander que votre cuisine soit inondée de reflets bleu-vert pendant votre petit-déjeuner, puis que ces effets se déplacent vers votre espace de travail en milieu de matinée », détaille Sébastien Moreau, fondateur de l’entreprise.
L’influence du monde artistique : quand l’art cinétique s’invite chez soi
Cette approche dynamique de la lumière doit beaucoup aux explorations des artistes cinétiques et des créateurs d’installations lumineuses.
L’influence d’artistes comme James Turrell, Olafur Eliasson ou Carlos Cruz-Diez est palpable dans nombre de ces réalisations architecturales.
« La frontière entre art et design s’estompe », confirme Luisa Hernández, commissaire d’exposition spécialisée dans l’art lumineux. « Des installations qui auraient été exposées dans des galeries il y a dix ans sont aujourd’hui intégrées directement dans l’habitat privé. »
Cette porosité s’illustre parfaitement dans la collaboration entre l’artiste japonais Tokujin Yoshioka et le cabinet d’architecture Stellar Space pour une résidence à Kyoto.
L’installation « Rainbow Cloud », composée de milliers de fibres optiques polymères suspendues dans l’atrium central, transforme l’espace en un environnement immersif où les habitants semblent marcher à travers un arc-en-ciel tridimensionnel.
« L’objectif n’est plus simplement d’habiter un lieu, mais de vivre une expérience sensorielle continue », analyse Philippe Rahm, architecte pionnier de l’architecture météorologique.
« Ces dispositifs réintroduisent une forme d’émerveillement dans notre quotidien, une qualité que l’architecture fonctionnaliste avait parfois négligée. »
Le nouveau vocabulaire du design : verre dichroïque et matériaux émergents
Au cœur de cette révolution se trouve une palette de matériaux aux propriétés optiques exceptionnelles, dont certains étaient jusqu’à récemment réservés aux applications scientifiques ou industrielles.
Le verre dichroïque, initialement développé par la NASA pour les visières d’astronautes, figure parmi les favoris des designers.
Sa capacité à refléter certaines longueurs d’onde tout en en laissant passer d’autres crée des effets chromatiques qui varient selon l’angle de vue et la source lumineuse.
La designer américaine Lindsey Adelman en a fait sa signature dans sa collection de suspensions « Catch », où des feuilles de verre dichroïque semblent flotter dans l’espace, projetant des spectres colorés qui se superposent et se transforment au fil des heures.
« Le verre dichroïque offre une complexité visuelle fascinante« , explique-t-elle. « Contrairement à un matériau simplement coloré, il engage activement le spectateur, l’invitant à se déplacer pour découvrir ses multiples facettes.«
D’autres innovations matérielles élargissent encore les possibilités créatives. Les résines polyoptiques développées par le laboratoire Material Alchemy permettent de couler des panneaux sur mesure aux propriétés réfractives précises.
Les films photochromiques de nouvelle génération changent non seulement d’opacité mais aussi de teinte selon l’intensité lumineuse. Les composites à cristaux liquides développés par la société Lumina Phase peuvent passer d’un état transparent à un état prismatique sur commande.
« Nous assistons à une véritable explosion de possibilités », s’enthousiasme Marie Dubois, spécialiste des matériaux innovants. « Des effets qui nécessitaient autrefois des installations complexes peuvent maintenant être obtenus avec des matériaux relativement simples à mettre en œuvre. »
L’architecture orientée lumière : repenser la conception spatiale
Cette nouvelle palette d’outils et de matériaux transforme fondamentalement la manière dont les architectes abordent la conception des espaces.
« Traditionnellement, nous définissions d’abord les volumes, puis nous pensions à la manière de les éclairer », explique Rafael Moreno, architecte espagnol reconnu pour ses créations centrées sur la lumière. «
Aujourd’hui, nous commençons souvent par cartographier les flux lumineux potentiels, puis nous construisons l’espace autour de cette chorégraphie immatérielle. »
Cette approche inversée s’illustre parfaitement dans la Casa Espectro qu’il a conçue près de Barcelone.
La maison, construite sur une parcelle en pente face à la Méditerranée, ne présente pas la disposition classique orientée vers la vue. Au lieu de cela, sa structure complexe de volumes imbriqués est entièrement calculée pour capturer et transformer la lumière méditerranéenne à différentes heures du jour.
« Nous avons réalisé plus de 200 simulations numériques avant de figer le plan« , révèle l’architecte. « Chaque ouverture, chaque angle, chaque surface réfléchissante a été positionnée avec précision pour créer des effets lumineux spécifiques dans des zones précises de l’habitat. »
Cette méthode de conception, qualifiée de « light-first architecture » par ses praticiens, représente un changement de paradigme significatif. Elle nécessite non seulement une maîtrise technique accrue, mais aussi une sensibilité artistique et une compréhension fine des qualités phénoménologiques de l’espace.
Du luxe à la démocratisation : solutions accessibles et perspectives futures
Si cette approche reste encore largement l’apanage de projets résidentiels haut de gamme, plusieurs initiatives visent à démocratiser ces concepts.
La collection « Light Play » lancée par IKEA en collaboration avec le studio de design Teenage Engineering propose des modules prismatiques adhésifs à prix abordable qui se fixent sur les fenêtres existantes.
La start-up américaine Prismatica commercialise des films électroadhésifs qui passent d’un état transparent à un état diffractant par simple commande via smartphone.
« L’enjeu est de rendre ces expériences accessibles sans compromettre leur qualité poétique », souligne Johan Carlsson, designer principal chez Teenage Engineering. « Nous croyons fermement que la beauté de la lumière transformée ne devrait pas être un luxe réservé à quelques privilégiés. »
Au-delà de l’aspect esthétique, cette nouvelle approche soulève des questions passionnantes sur notre relation aux espaces que nous habitons. « Ces environnements changeants nous invitent à une forme de présence plus consciente », observe la sociologue Camille Durand, qui étudie l’impact des innovations architecturales sur nos modes de vie.
« Dans un monde où nous contrôlons et standardisons presque tout, ces jeux de lumière réintroduisent une part d’imprévisible, de merveilleux, qui nous reconnecte aux rythmes naturels et à une forme de temporalité plus lente. »
À mesure que les technologies de fabrication numérique continuent de progresser, rendant possible la production de formes et de structures toujours plus complexes, et que de nouveaux matériaux aux propriétés optiques fascinantes voient le jour, les possibilités semblent infinies. « Nous ne sommes qu’au début de cette exploration », conclut Sarah Klein.
« La lumière a toujours été l’élément le plus immatériel et pourtant le plus essentiel de l’architecture. Aujourd’hui, nous apprenons enfin à la sculpter avec la précision qu’elle mérite. »
Une chose est certaine : en réhabilitant et en magnifiant le concept ancestral du suncatcher, les créateurs contemporains ouvrent un champ d’investigation fascinant où science, art et design convergent pour transformer notre expérience quotidienne de l’espace.
Loin d’être un simple effet de mode, cette approche s’inscrit dans une réflexion plus profonde sur la qualité sensorielle de nos habitats et sur notre besoin fondamental de beauté et d’émerveillement.
Une révolution silencieuse, aux couleurs de l’arc-en-ciel, qui pourrait bien redéfinir durablement notre manière d’habiter le monde.
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